Grâce à Didier (amg de Montpellier), vous pouvez télécharger ce texte au format PDF en cliquant sur ce lien
L'affaire Lagardère pour les nuls En dix leçons :
1 - Comment le délit d'initiés s'est déroulé au grand jour 2 - Comment a fonctionné la censure durant la campagne 3 - Comment sortent les « révélations » aujourd'hui 4 - Comment Lionel Jospin a laissé Airbus à Lagardère 5 - Comment les « Lagardère Boys » se mènent la guerre 6 - Comment EADS fait de la « rentabilité pour l'actionnaire » sa « priorité » 7 - Comment le plan Power 8 était prévu depuis longtemps 8 - Comment on délocalise dans un secteur en croissance 9 - Comment Airbus se construit, et se détruit, à l'image de l'Europe 10 - Comment économistes, socialistes, syndicalistes incitent la résignation
(Ce texte reprend, et actualise, des articles parus dans Fakir en mars 2007 et Le Monde diplomatique en mai 2007.)
1 - Comment le délit d'initiés s'est déroulé au grand jour
Définition : lorsque des dirigeants d'entreprises, ou des hauts fonctionnaires, disposent d'informations pas encore rendues publiques et qu'ils en profitent pour spéculer sur le cours des actions, en vendant ou en achetant.
Comment ça s'est passé ? Le 8 mars 2006, EADS annonce un bénéfice net record de 1,68 milliards d'€. Du 8 au 24 mars 2006, plusieurs dirigeants d'EADS vendent leurs stock-options. Dont Noël Forgeard, qui s'en procure d'autres, devant notaire, pour ses enfants, un placement qu'il jugea « légitime à l'approche de la soixantaine ». Il empocha 2,5 millions d'euros pour lui, et 400 000 de plus pour chacun de ses fils. On a beaucoup médit de lui, mais ce n'était que l'arbre qui cachait la forêt. Derrière lui, apparaissent le groupe Lagardère et Daimler Chrysler. Eux revendent en avril 2006 la moitié de leurs parts, soit 7,5% chacun du capital. Eux s'en tirent avec chacun 890 millions d'euros de plus-values. Cotée 32 €, l'action atteignait alors son sommet : elle plafonne désormais à 22 €. Moins de trois mois plus tard, le 13 juin 2006, Airbus annonce à ses clients un nouveau retard dans la livraison de l'A380. Le titre perd 26% en une seule journée.
Face à ces hasards du calendrier, deux hypothèses : soit les dirigeants ont vraiment tous ensemble beaucoup de chance, et alors ils devraient miser des billets en commun au millionnaire, soit ils étaient au courant de ces retards et ils en ont profité pour spéculer sur le titre.
Noël Forgeard a déclaré, à l'époque, qu' « il ne savait pas ». Pour Jean-Louis Gergorin, « cet accident technique majeur a constitué une surprise totale ». Arnaud Lagardère plaidera encore plus étrangement : « J'ai le choix de passer pour quelqu'un de malhonnête ou d'incompétent qui ne sait pas ce qui se passe dans ses usines. J'assume cette deuxième version. » Qu'on apprécie le paradoxe : des centaines d'ingénieurs savent que des problèmes de câblage électriques retardent l'A380, des milliers d'ouvriers le savent également, même la patronne du bistro de Blagnac le sait - et des dirigeants qui sont payés, avec des stock-options, des parachutes dorés, des jetons de présence en or massif, prétendent qu'ils « ne savaient pas ». Se disent « incompétents ».
Aujourd'hui, l'Autorité des Marchés Financiers a retrouvé des documents attestant que tout ce petit monde savait bien, dès novembre, et à nouveau en mars, que Airbus allait subir des retards. Et que l'EADS allait « traverser une zone de turbulences ». Averti, l'Etat, en la personne du ministre de l'économie Thierry Breton, a autorisé la revente des actions, et donc le délit d'initiés. Mieux, il aurait sans doute aidé au délit d'initiés : la Caisse des Dépôts et Consignations, bras financier de l'Etat, a racheté 2,25% des actions surévalués. Aucun scoop ici. Déjà au printemps, quand le Monde diplomatique titrait « Le scandale Airbus va-t-il devenir l'affaire Lagardère ? », il ne fallait pas tellement se révéler visionnaire. C'était gros comme un élép hant dans les coulisses de l'Opéra Bastille.
Il fallait faire beaucoup d'efforts, au contraire, pour ne pas voir le scandale.
2 - Comment a fonctionné la censure durant la campagne
Alors que José Bové attaquait timidement les actionnaires, sur France Inter, le 23 mars dernier, l'animateur de la tranche matinale, Nicolas Demorand, répliquait aussitôt : « Mais vous ne pensez pas que c'est plutôt le trop d'Etat qui a nui à la bonne gouvernance d'Airbus, comme on dit ? Les jeux entre la France, l'Allemagne, le 'Je vais imposer mon candidat. -Non, moi le mien. -On va se partager finalement les tâches, le pouvoir'. C'est pas ça, surtout, plus que le libéralisme, qui est à l'origine des problèmes d'Airbus ? Donc trop d'État plutôt que pas assez ? » Cette question, bien réorientée du journaliste, témoignait moins d'une conviction personnelle que d'un dogme dans l'air du temps. Durant tout le printemps, et c'est un exploit qu'il faut saluer, des centaines d'articles, de reportages télévisés, de flashes radios sont réalisés sans qu'un nom ne soit prononcé : celui de Lagardère.
A sa place, figurent au banc des accusés d'abord, les « Etats », l' « opinion publique », les « féodalités nationales »1, la « double gouvernance franco-allemande », etc. Louis Gallois estime ainsi que « les nationalismes sont un poison pour Airbus », son co-président, Thomas Enders, « préfèrerait une entreprise sans participation de l'Etat », tandis que leur prédécesseur, Philippe Camus, tranche qu' « il faut dépolitiser et désétatiser l'ensemble de cette affaire ». Les ministres, à leur tour, entonnent le refrain : « le gouvernement n'a pas à s'interposer dans la stratégie de l'entreprise » (Gérard Larcher, ministre du travail), « il faut que l'entreprise, et l'entreprise seule, prenne ses responsabilités et je crois que toute interférence serait contre-productive » (Thierry Breton, ministre de l'Economie), « les Etats, en l'occurence la France et l'Allemagne, ne sont pas 'les actionnaires industriels les plus avisés' » (Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur).
Un professeur d'économie, ancien membre de la Banque de France, et qui connaissait bien les imbroglios du groupe EADS, a adressé une tribune au Monde - dont le groupe Lagardère est actionnaire. Non seulement son texte ne fut pas publié, mais il n'a jamais obtenu de réponse, alors qu'il était un habitué des pages « Débats ». A Libération, le responsable des « Rebonds » a connu un « problème informatique ». Même L'Humanité, pourtant opposée au plan Power 8, s'est gardée d'attaquer Lagardère dans ses titres ou à sa Une. Malgré des profits cent fois inférieurs, Noël Forgeard et son parachute doré à 8 millions eurent droit à moins de clémence : les plumes se défoulaient sur ce symbole abhorré de « l'argent fou », une « provocation », une « prime à l'incompétence », tandis que de l'UMP au PS, et jusque dans les rangs du MEDEF, on se déclarait « frappé de stupeur ».
Le silence pour l'un, l'opprobre pour l'autre. Quel grossier analyste évoquerait ici l' « autocensure » ? Car, n'est-ce pas, le Groupe Lagardère a beau détenir des participations dans Le Parisien, i-télé, Le Monde, L'Humanité, Paris-Match, Canal Sat, et des dizaines de quotidiens régionaux, cela ne nuit en rien à la liberté des journalistes. Ni ne vient tempérer le courage des politiques. Jean-Pierre Elkabach, directeur de Europe 1, radio du Groupe Lagardère, nous rassure d'ailleurs : « L'efficacité et l'honnêteté sont les meilleurs garants du professionnalisme et de l'indépendance. (...) Heureusement que certains grands groupes sont là pour aider la presse à se développer, à se maintenir et à survivre dans toute son indépendance alors qu'elle est en crise profonde. »2 Oui, heureusement...
3 - Comment sortent les révélations aujourd'hui
Alors que tous les éléments étaient rassemblés dès le printemps, voire dès l'année dernière, pourquoi l'affaire sort-elle aujourd'hui ? Pourquoi prend-elle une telle ampleur ?
Durant la campagne présidentielle, souvenez-vous combien on s'est tus sur les « amis » milliardaire du candidat Sarkozy. Les mentionner relevait de la démagogie et de l'insulte. On les a cachés, et ils se sont cachés, derrière les rideaux - revenant au premier plan le soir de la victoire au Fouquet's, et les jours qui ont suivi avec le yacht de Vincent Bolloré. Qu'un scandale éclate alors, qui concerne Arnaud Lagardère, cela aurait bien sûr éclaboussé Nicolas Sarkozy : car Arnaud Lagardère, on le sait, s'est déclaré le « frère » de Nicolas Sarkozy. Comme avocat d'affaires, Nicolas Sarkozy est intervenu pour le père Jean-Luc Lagardère. Comme ministre de l'économie, c'est Nicolas Sarkozy encore qui a arrangé avec bienveillance la succession.
A l'époque, donc, les ploutocrates devaient se faire discrets, et ne pas se diviser, faire corps pour que le candidat du CAC 40 soit élu, pour que le libéralisme triomphe avec son cortège de paquet fiscal, de contrat unique à pousser, d'assurances maladie à privatiser, etc. Désormais, l'élection est passée. L'essentiel est assuré. Le Parti de la Presse des Avions et de l'Argent peut retourner à ses guerres intestines.
Alors, pourquoi aujourd'hui ? Juste un indice : la note de l'AMF - qui n'apporte pas grand-chose de neuf sur le fond et qui a pourtant engendré cette tornade - cette note fut publiée dans Le Figaro. C'est-à-dire dans le quotidien de l'avionneur Serge Dassault. On peut croire, avec une naïveté touchante, que les journalistes n'ont publié des extraits de ce document que par souci d'information, de démocratie, etc. Mais manifestement, l'élection présidentielle est passée. Le parti de la presse et de l'argent a fait corps autour de son candidat, Nicolas Sarkozy, familier des ploutocrates du pays. Aujourd'hui, les grands dirigeants peuvent reprendre leurs manœuvres. Avec pour objet ici, vraisemblablement, de déstabiliser Lagardère pour que Dassault (empêtré dans ses Rafales qui ne se vendent pas) le remplace au sein du juteux EADS.
A la faveur de ce conflit au sommet, la presse a découvert la lune. Ou plutôt une partie de la lune. Car ce délit d'initiés ne constitue, pour tout analyste un peu sérieux, qu'une miette. Une miette dans un immense festin. Le véritable scandale, c'est le pillage, par le privé, d'un fleuron industriel français. Parfaitement florissant, jusqu'à l'arrivée de Lagardère.
Mais pour comprendre cet enjeu, il faut ouvrir une page d'histoire.
4 - Comment Lionel Jospin a laissé Airbus à Lagardère
Airbus est né en 1970 d'un accord entre Etats, associant notamment « deux entreprises publiques : Aérospatiale en France et MBB outre-Rhin »3. Durant deux décennies, l'avionneur se développe lentement, investit dans des nouveaux modèles, obtient « des succès technologiques, commerciaux et financiers », et les deux PDG envisagent d'ailleurs de fusionner. Mais au milieu des années 80, le vent tourne : le chancelier Helmut Kohl privatise son fleuron aéronautique, le cède à Daimler, et « la vieille direction de MBB, analysent Thierry Gadault et Bruno Lancesseur, elle qui a tant fait pour développer la coopération franco-allemande, laisse la place à une nouvelle génération de managers plus sensibles aux cours de la Bourse qu'à la doctrine de la construction européenne ». Plus question de mariage, bien sûr. D'autant que, signe des temps, un autre partenaire, British Aerospace, est entré en Bourse. L'histoire s'est inversée, désormais c'est Aérospatiale qui est marginalisé : « Les Anglais et les Allemands ont réussi à imposer l'idée que seules l'indépendance de gestion et l'autonomie financière permettraient à Airbus de poursuivre sa course conquérante. »4 Une « idée » que les avant-gardes sociales-libérales, et leur presse, approuvent sans tarder : « Il s'agit de se débarrasser le plus vite possible de l'image d'entreprise étatique d'Aérospatiale, souvent utilisée par ses concurrents pour la dénigrer. »5
D'autant plus « vite » que Airbus est devenu rentable. Après vingt-cinq ans de tâtonnements, vingt-cinq ans d'aides gouvernementales, d'incertitudes technologiques, de traversée du désert parfois, d'alliances hétéroclites entre ingénieurs, politiques et commerciaux, entre Allemands, Britanniques et Français, vingt-cinq ans sans compter la pré-histoire, l'échec financier du Concorde par exemple, le lancement du « paquebot des airs » la Caravelle dans l'après-guerre, de quoi assurer le « leadership de la France en matière aéronautique »6, au bout de ces vingt-cinq ans d'investissements donc, la compagnie a « conquis 35% des parts du marché mondial des avions de plus de cent places7 » et son carnet de commandes déborde : « Airbus est devenu une mine d'or. »8 On avait collectivisé les dépenses, il est temps de privatiser les profits...
La moisson des bénéfices approche : c'est le moment que choisit M. Lionel Jospin, au printemps 1999, pour confier Aérospatiale au privé. Et vers qui se tourne-t-il ? Vers Matra, pourtant étranger à l'aviation civile. Tandis que Dominique Strauss-Kahn, alors ministre des finances, salue la privatisation comme « une excellente nouvelle », Le Monde estime : « Le consortium européen, créé au début des années 70 sous la tutelle bienveillante mais directive des Etats, va pouvoir se transformer en société privée, obéissant plus au marché qu'à la volonté politique »9.
Le gouvernement de la « gauche plurielle » fait alors deux cadeaux à Lagardère. D'abord, Lionel Jospin accorde des ristournes évaluées à quatre milliards de francs. Et c'est le premier ministre, surtout, qui accepte que l'Etat soit « interdit de gestion », représenté par Jean-Luc Lagardère au sein du groupe EADS. Les pleins pouvoirs sont donnés au privé. On va vite en découvrir les talents de gestionnaires...
5 - Comment les « Lagardère Boys » se mènent la guerre
Le projet industriel d'Airbus est vite délaissé par les nouveaux dirigeants.
D'abord parce que la direction est minée par une guerre des chefs, qui oppose non pas les Allemands aux Français, pas même les responsables issus du public à ceux du privé, mais les « Lagardère boys » entre eux. « Sous les flashes des photographes, raconte Jean-Louis Gergorin, les nouveaux dirigeants d'EADS sont groupés autour d'une superbe maquette de l'avion géant. (...) Derrière les sourires de circonstances, une formidable lutte pour le pouvoir a commencé »10. Cette rivalité, ancienne, entre MM. Philippe Camus et Noël Forgeard notamment, le décès de Jean-Luc Lagardère, au printemps 2003, l'exacerbe. Les deux hommes ne poursuivent plus qu'un but, devenir calife à la place du calife. Tandis que M. Forgeard délaisse Toulouse pour Paris, fait le siège des cabinets ministériels, les cadres choisissent leur clan : « C'est pendant ce premier semestre 2005 que se sont développés, dans une partie de la hiérarchie d'Airbus, un repli sur soi et une culture du non-dit »11. On devine que, dévorés par de telles ambitions, fomentant des coups tordus, avec les tracasseries politico-judiciaires de Clearstream en prime, la supervision de l'A380 apparaisse vite facultative, secondaire. Que n'aurait-on entendu sur l'incurie de l'Etat si c'est entre ministères que s'était déroulée cette bataille, et non entre cadres du privé.
Surtout, et bien plus fondamentalement, le développement industriel est négligé au profit des objectifs financiers. Au profit des profits.
6 - Comment EADS fait de la « rentabilité pour l'actionnaire » sa « priorité »
La privatisation d'Aérospatiale à peine entamée, quel défi lançait Philippe Camus, « futur directeur général » d'une société qui n'existait pas encore ? Celui de bâtir les avions de l'avenir, moins pollueurs ? Non, « de faire passer la marge d'exploitation de 4% à 8% en cinq ans12. » Par ailleurs, un « pôle de compétence financière » est créé qui va permettre « d'affirmer la priorité de la création de la valeur pour l'actionnaire » (selon les termes même de Hans Peter Ring, Chief Financial Officer d'EADS). A l'évidence, les changements de statut ont modifié les priorités.
Les promesses sont tenues : le groupe connaît « cinq années de dividendes 13. » Le résultat d'exploitation double, comme le bénéfice par action. Le cours d'EADS grimpe de 70% - une performance d'autant plus remarquable que le CAC 40 baissait de 30% dans la même période14.
Dernier indice, et non le moindre : depuis 2004 le groupe « met en oeuvre un programme de rachat d'actions », qui pourrait atteindre « 7,8 milliards d'euros jusque novembre 2007 ». Ce choix atteste la financiarisation d'EADS. Plutôt que d'investir son « cash flow » dans des chaînes de production, ou dans la recherche et le développement, l'entreprise n'entreprend plus. Elle préfère procéder à une destruction de capital, afin d' « éviter l'effet dilutif »15. Malgré cela, comment Louis Gallois justifie-t-il la cession des sites de Méaulte, Filton (Royaume-Uni) et Nordenham (Allemagne) ? « Les investissements totaux nécessaires au passage aux matériaux composites représentent 500 à 600 millions d'euros. Nous ne pourrons pas les réaliser nous-mêmes. »16 Juste des centaines de millions ? Pour les actionnaires, on compte en milliards.
Répétons-le : ce sont des milliards d'euros qui, là, en toute légalité, sans aucun délit d'initiés, ont été détournés du projet industriel. Ou des poches des salariés. Au bénéfice des actionnaires. C'est bien ainsi, dans cette logique financière, qu'il faut comprendre le Plan Power 8. Et c'est là, sans doute, la découverte essentielle qu'apporte une lecture attentive des rapports financiers d'EADS : ces licenciements ne découlaient d'aucune nécessité...
7 - Comment le plan Power 8 était prévu depuis longtemps
Il faut en revenir, d'abord, aux justifications officielles du Plan Power 8. Tant chez les dirigeants d'EADS qu'au gouvernement, on a estimé ce plan « nécessaire », « équilibré », « équitable ». « Pour restaurer la compétitivité et compenser la dégradation financière de ces retards, déclarait Louis Gallois, Airbus lance le programme 'Power 8' destiné à générer des économies annuelles durables d'au moins 2 milliards d'euros à partir de 2010 »17. Clé de ce « remède traditionnel » : « une réduction de 30 % des coûts de fonctionnement... une réorganisation des seize sites... quelques 10 000 postes en moins dont 4300 en France, 3200 en Allemagne, 1500 au Royaume-Uni, 400 en Espagne. » Le ministre de l'Economie, Thierry Breton, ami personnel d'Arnaud Lagardère et familier des entretiens de complaisance sur Europe 1, a aussitôt salué tant de bon sens : « Louis Gallois a passé beaucoup de temps pour aller voir, discuter, rencontrer l'ensemble des parties prenantes de façon à construire un plan qui est équilibré et équitable18 ». Il ajoute : « Ce plan était nécessaire pour que le groupe européen puisse résister à la baisse du dollar face à l'euro ».
Sont avancés, ici, des arguments de conjoncture : les « retards », la « baisse du dollar », etc. Or, ce plan de restructuration était prévu depuis longtemps, bien avant ces déboires - que l'on a largement exagérés pour faire passer la pilule. C'est ce qu'on découvre à la lecture d'un document jamais cité et pourtant passionnant, extrêmemnet éclairant : le « Rapport annuel 2005 » du groupe EADS, intitulé « Tracer l'avenir ». Tout va pour le mieux, cette année-là : « La rentabilité d'EADS a atteint de nouveaux sommets... pour une troisième année consécutive, une augmentation de dividendes est proposée... une année record en terme de livraisons, de commandes et de rentabilité... » Mais ces « performances » ne suffisent pas. Afin de « dégager la meilleure rentabilité dans sa catégorie », de « faire progresser la performance opérationnelle d'EADS en terme de coûts », d' « optimiser la rentabilité de notre carnet de commandes », le Groupe opte pour une « stratégie claire » : « l'internationalisation ».
Que cache ce riant vocable ? On le détaille plus loin : alors que « 95% des salariés sont localisés en Europe », et « 75% des sous-traitants », « EADS prévoit de devenir un solide acteur industriel dans certains pays clés comme les Etats-Unis, la Chine, la Russie, la Corée du Sud et l'Inde... le 'Procurement marketing and global sourcing' est d'autant plus important qu'EADS cible de nouveaux marchés d'approvisionnement afin d'alimenter sa Stratégie Industrielle Mondiale... Le Réseau International d'Achat s'articule autour de bureaux des achats par pays ('CSO', Country Sources Offices), dont les premiers ont été implantés en Chine, en Russie et en Inde. » S'étalant sur des pages entières, cette novlangue financière se traduit en français (très) courant par un verbe : délocaliser. La perspective est fixée, rappelons-le, lors d'une année au « résultat exceptionnel ».
En clair, depuis 2005, et indépendamment des aléas industriels, les grandes lignes du plan « Power 8 » étaient depuis longtemps tracées : délocaliser. On s'est ensuite servis de prétextes (les retards, l'Euro, etc.) pour justifier ces sacrifices. « Dans l'A350, analyse l'économiste Elie Cohen, dont l'emploi n'est pas menacé, la part de valeur développée et fabriquée en Europe tombera aux environs de 50 %. Ce qui, par parenthèse, est le niveau du "Dreamliner" de Boeing, qui n'est conçu, développé et fabriqué qu'à hauteur de 50 % aux Etats-Unis »19. Et tout ça pour quoi ? Pour sauver l'entreprise ? Ou pour que « la rentabilité, selon les mots de Hans Peter Ring, directeur financier d'EADS, ne risque pas d'être en décalage sensible par rapport aux standards de l'industrie et aux attentes légitimes »20 des actionnaires ?
8 - Comment on délocalise dans un secteur en croissance
On s'est largement habitués aux délocalisations, mais avec Power 8, un seuil de plus est franchi. D'abord parce que EADS ne se porte pas mal : l'an dernier, malgré les troubles, EADS a enregistré un bénéfice, ses actionnaires ont reçu un dividende, le chiffre d'affaires d'Airbus a augmenté de 14%.
Aussi, le marché aérien se porte extrêmement bien. Le Panorama 2006 d'EADS note d'ailleurs : « Après une année 2005 record, l'aviation commerciale a connu une nouvelle année faste en 2006. Le carnet de commandes mondial flirte désormais avec son plus haut historique, à 4988 unités. Pour répondre à cette demande, Airbus et Boeing augmentent progressivement leur production. » Sur le moyen terme, et pour le plus grand malheur de la planète, « le trafic mondial de passagers devrait être multiplié par trois d'ici 2023 »21
Et même sur ce marché en croissance, il devient « nécessaire », « urgent », « indispensable » que l'on dégraisse 10.000 opérateurs et que l'on fabrique 50% des A350 dans des « pays à bas coûts », et pourquoi pas demain 80%, ou 100% ? Or que répétait-on jusqu'alors ? Que certes on délocalise dans l'électroménager, que certes on ferme dans l'habillement, que certes les hautes technologies aussi se « repositionnent » (Alcatel-Lucent, ST Microelectronics), mais regardez Airbus ! On regarde aujourd'hui Airbus. On relit ces rapports qui nous invitent à « anticiper les mutations », à « prendre de l'avance dans les secteurs de pointe », à « privilégier les investissements immatériels », et qui citent en exemple, toujours, « l'aéronautique », les « avantages comparatifs dans l'aéronautique », « la spécialisation de l'économie française dans l'aéronautique »22, etc. Avec Airbus, avec ce « secteur d'excellence », avec cette « industrie de souveraineté », on fait sauter l'ultime verrou : l'acceptation ne connaît plus de limite.
9 - Comment Airbus se construit, et se détruit, à l'image de l'Europe
Airbus apparaît bien, alors, comme un « symbole de la construction européenne », comme son éclairant reflet. Dans les années 70, Airbus était fondé sur la « coopération franco-allemande », sur la « tutelle bienveillante mais directive des Etats », avec deux entreprises publiques qui s'allient - et c'est bien cette « volonté politique » qui construisait à la fois Airbus et l'Europe.
A la fin des années 90, d'un traité à l'autre, Bruxelles radote son credo, « concurrence libre et non faussée », et fait de l'Europe le royaume de la « libre circulation des biens et des capitaux, y compris avec les pays tiers ». Comment s'étonner que, à cette époque, Airbus est livré au privé et doit une aveugle « obéissance au marché », que les salariés sont licenciés pour accroître la rentabilité pour l'actionnaire et que les ministères n'interviennent pas - sinon pour soutenir des dirigeants qui dégraissent. Le ministère français de l'industrie signale d'ailleurs, sur son site, que « le terme même de 'politique industrielle' était banni du débat communautaire » ! Quel abîme, entre « la volonté politique » d'hier et l'abandon d'une « politique industrielle », l'interdiction même d'en prononcer le mot ! Toute intervention publique, toute subvention, tout protectionnisme est maintenant prohibé. Ceci, alors que les fonds spéculatifs, une banque russe, entrent au capital d'EADS.
Dernier symbole de cette « corporate Europe » : EADS a implanté son siège à Amsterdam, pour échapper à la taxation sur les plus-values.
10 - Comment économistes, socialistes, syndicalistes incitent la résignation
« S'il ne fait aucun doute que des révoltes ont existé, ce qui appelle manifestement une explication, c'est surtout le fait qu'elles n'aient pas été plus fréquentes. » Cette remarque de Max Weber vaut particulièrement pour le cas d'Airbus. Car qu'on récapitule : D'un côté, les actionnaires s'octroient des dividendes gigantesques chaque année, revendent leurs actions avec plus de 800 millions de plus-values, les dirigeants augmentent leurs rémunérations, leurs stock-options s'envolent, ils s'octroient des millions d'indemnités lorsqu'ils quittent l'entreprise avec fracas - et l'on en finirait pas de chiffrer ce pillage légal, dont le « délit d'initié » ne constitue qu'un fragment. De l'autre côté, versant salariés, on gèle quasiment les salaires, on supprime la prime d'intéressement, on ramène la participation de 1500 € à 2,88, et surtout on supprime 10 000 emplois. Et pourtant, on a assisté à quelques manifs, à des grèves ici ou là, mais sans plus.
Comment l'expliquer ?
Autant pour les dirigeants Airbus ne représente qu'un immense tiroir-caisse où ils peuvent puiser librement, autant il existe un véritable patriotisme d'entreprise chez les salariés. Eux sont fiers d'avoir bâti le premier avionneur mondial. Et lorsqu'on leur dit, qu'on répète, que leur boîte ne va pas bien, ils sont prêts à consentir d'importants sacrifices pour sauver l'essentiel.
Car c'est cette interprétation, « sauver l'entreprise », qui a largement dominé - et sans contre-expertise audible, sans contre-pouvoir puissant.
D'abord, parce que côté intellectuels, loin de contester les propositions des dirigeants d'EADS, loin de proposer une lecture différente, les éditorialistes des grands médias, les économistes dominants, Elie Cohen, Jean-Marie Colombani, ont accompagné ces mesures, leur ont trouvé des justifications rationnelles. Ainsi de Jean-Claude Casanova qui s'enflamme sur France Culture : « C'est un problème de compétitivité qu'il faut comprendre, et alors là on se heurte à cette difficulté spécifiquement française, c'est que si vous êtes aux Etats-Unis ou en Angleterre, ou si vous êtes dans le monde financier et que vous dites 'je dois restructurer parce que le marché ne correspond pas, les choix que nous avons faits, y a eu telle ou telle erreur d'investissements, donc il faut restructurer, donc il faut une réduction d'emplois', aux Etats-Unis, les syndicats eux-mêmes applaudissent, les marchés financiers approuvent, tout le monde trouve ça normal et c'est la preuve du dynamisme de l'entreprise. (...) Donc il faut dire à l'opinion publique qu'il y a une compétition, qu'il faut accroître la compétitivité et qu'accroître la compétitivité ça passe par la restructuration, et qu'une entreprise doit savoir s'adapter au change et qu'un change fort, un euro fort, c'est au contraire une incitation à une plus grande compétitivité. »
Ensuite, la voix de l'opposition, des socialistes, apparaît tout sauf claire. Alors qu'on attendrait simplement d'une opposition de gauche qu'elle dresse ce constat : « En vingt-cinq ans, les entreprises publiques avaient hissé Airbus vers les sommets. Sans procéder au moindre plan social. Depuis sept ans, le privé a repris les rênes, supprime des emplois et se goinfrent. Nous exigeons donc un retour au public », au contraire, le discours est marqué par la confusion. Ségolène Royal a fait des déclarations inaudibles, où elle propose que les Régions investissent dans EADS, où elle parle d' « anticipation », de créer une « agence nationale de ré-industrialisation », du pipeau. Ou encore davantage de mutisme : au printemps, Dominique Strauss-Kahn et Lionel Jospin ont publié une tribune dans Le Monde où les noms d'Arnaud et Jean-Luc Lagardère ne sont à aucun endroit cités. Et pour cause : c'est le gouvernement « gauche plurielle » de Lionel Jospin qui a confié Airbus au privé. On ne peut pas laisser entrer le loup dans la bergerie, lui donner toutes les clés, lui dire « faites comme chez vous » et ensuite regretter qu'il ait dévoré les brebis. Cette absence d'un contre-discours net a forcément pénalisé la riposte.
D'autant que, enfin, le syndicat majoritaire à Airbus, Force Ouvrière, est plutôt conciliant. Une scène, ici, qui s'est déroulée le 28 février dernier aux portes du site de Méaulte, dans la Somme. Inquiets, crispés, les employés sont rassemblés devant les grilles du site : quel sort leur réserve le groupe ? Dany Devaux, délégué FO, apporte alors la bonne nouvelle : « Méaulte ne sera ni fermé ni vendu et restera dans le giron d'Airbus. » Les bras se lèvent en signe de triomphe, une explosion de joie : « On a gagné. » Sauf que tous, l'Agence France Presse, les rédactions parisiennes, et finalement le PDG lui-même, tous annoncent l'inverse : Méaulte doit chercher un « partenaire industriel », et sera à terme cédé par Airbus. Du coup, c'est « le chaos », d'après Le Courrier picard. Les salariés sont « dans le flou ». L'usine est finalement bloquée, via un débrayage « spontané ». Comment interpréter cette confusion ? Facilement : plutôt que de lutter, Force Ouvrière s'est efforcé de faire rentrer tout le monde dans le rang et dans les ateliers.
Un ex-syndiqué raconte ainsi son embauche à l'Aérospatiale : « A peine on entrait chez Airbus, que le chef d'équipe nous convoquait dans son bureau : 'Ici, tout le monde est syndiqué, mais y a des syndicats qui sont plus recommandés que d'autres. Si en plus tu veux que ta carrière évolue... Alors le délégué, il est juste là.' Dans la demi heure qui suivait, tu avais ta carte à Force Ouvrière. » Cette scène, avec des variantes, bien des salariés de Méaulte la racontent. Elle explique en partie l'apathie syndicale qui règne, chez EADS, depuis l'annonce de Power 8. FO, c'est le syndicat maison, presque fabriqué par la direction. En 1968 encore, c'est la CGT qui dominait. C'est elle qui mena une grève dure, longue de trois semaines, avec des salaires en hausse de 30% à la clé. L'organisation se révélait trop puissante, il fallait la laminer : c'est Maurice Papon, PDG de Sud-Aviation, qui s'en chargea d'abord. Puis chez Aérospatiale, l'habitude fut prise, et demeure : il fallait isoler les militants cégétistes, les exclure des formations qualifiantes, leur interdire toute évolution de carrière, les marginaliser dans l'entreprise. « On nous disait de ne pas parler à la CGT, précise un jeune. Il ne fallait pas manger à leur table, sinon t'étais grillé. » La tactique a payé : de syndicat majoritaire, l'organisation culmine aujourd'hui à 10 %.
Le 28 février dernier, on l'a dit, le débrayage fut « spontané » : à la place de mener le mouvement, le syndicat majoritaire tenta de l'empêcher, puis en fut à la traîne. C'est sans FO, à nouveau, mais avec la CFDT et la CGT, que la grève fut menée le 1 er mars. Le 16 mars, une manif européenne devait chahuter Louis Gallois devant son siège parisien : Force Ouvrière se dégonfla, protesta devant les bâtiments de Méaulte à la place, et les Allemands se retrouvèrent presque seuls. Les 28 et 29 mars, à l'initiative de la CFDT, des salariés défilent dans les ateliers, demandent à leurs camarades de les rejoindre : FO désapprouve. Clou du spectacle, enfin : à Nantes et Saint-Nazaire, le 24 avril, les salariés arrêtent la production... tandis que FO appelle à la « reprise du travail » ! |